« Le sociologue Max Weber définissait la modernité comme un processus de désenchantement du monde. Le travail de Philippe Bazin participe, très intentionnellement, de ce processus; non pas dans son sens déceptif, mais dans le sens d'un refus radical de l'illusion et de la séduction, dans une volonté d'aller au plus cru. Cette oeuvre de démystification subvertit ainsi le désenchantement en radicalisation du monde. Voilà pourquoi, disant l'humanité, ce travail est dans son essence même a-religieux, référé à une présence pleine , sans transcendance.
Et c'est précisément parcequ'il est a-religieux qu'il s'avère, essentiellement, politique. La première forme de radicalité se manifeste ainsi dans son prtojet même : présenter, dans toute leur immanence, c'est-à-dire aussi dans leur affrontement polémique à l'institution, les deux moments entre lesquels s'inscrit notrte existence. Radicalité de la face initiale et radicalité de la face ultime; Montrer une humanité tendue entre ces deux pôles, dans le mouvement ouvert et structurant d'une désincarcération. »

Christiane Vollaire
La radicalisation du monde
l'Atelier d'édition et Filigranes éditions, 2009.


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1/ Je crois qu'avant d'être photographe, tu étais médecin. Peux-tu nous expliquer ton parcours ?
Mon parcours est assez facile à comprendre. J'ai fait des études de médecine à Nantes dans les années 70. En fin d'études, il fallait faire un stage d'interne dans un hôpital extérieur. Je me suis retrouvé dans une petite ville et dans une structure qui accueillait principalement des vieillards dépendants et proches de la mort. L'expérience a été très pénible au début car rien dans mes études ne m'avait préparé à cela, au contraire. J'étais complètement perdu au milieu de toute cette souffrance et cette mort presque quotidiennes. Un jour, je rangeais un dossier médical, la personne était morte quelques jours auparavant, il n'y avant pas de photo sur ce dossier-là, et déjà j'avais oublié à quoi elle ressemblait ! Cela a été un choc, un déclic. J'ai décidé de prendre tous les gens dont je m'occupais (une soixantaine) en photo pour au moins me souvenir de ce à quoi ils ressemblaient. Je décidai aussi de le faire en noir et blanc, dont je n'avais aucune connaissance ni pratique, simplement parce que je trouvais les couleurs du lieu très inhospitalières. Au bout d'un certain temps, j'ai eu presque une dizaine de films que je ne savais pas développer. Et là j'ai eu beaucoup de chance. J'ai fait un stage d'un week-end avec Jean Dieuzaide à Cholet, et il ma donné toutes les clés pour que j'apprenne seul ensuite, mais aussi il m'a fortement encouragé dans ma démarche. Tout à coup j'avais le sentiment de faire quelque chose dans mon existence qui valait la peine. J'ai passé neuf mois à photographier les vieillards tous les jours, c'était en 1980, et c'était une révolution complète : ces gens au bord de la mort m'apprenaient quotidiennement ce qu'était la vie, avec une grande force, et par mes photos je découvrais toute l'horreur de leur situation médicale, physiologique et psychologique. Ce fut une véritable expérience initiatique, une nouvelle naissance.
Ensuite j'ai fait mon service militaire à Berlin comme médecin des armées, une autre expérience très riche. J'avais beaucoup de temps libre que je passais dans le labo photo de l'armée ou bien à lire l'encyclopédie Larousse de la photographie. J'ai aussi photographié tout le Mur. De retour en France je me suis installé médecin généraliste dans ma région, et ma maison n'était qu'un couloir entre le labo photo et le cabinet médical. J'étais de plus en plus obsédé par les photos des vieux parce qu'elles ne me satisfaisaient pas : elles disaient quelque chose de ma souffrance personnelle et elles employaient pour cela les genres en vogue à l'époque, c'est-à-dire le photojournalisme, le portrait classique, les impressions réalistes poétiques, mais rien dans tout cela n'affirmait la force inouïe des gens que j'avais rencontrés. J'ai passé plusieurs années en fait à chercher une forme qui convienne à ce que j'avais à montrer, une alchimie qui fait se rencontrer problèmes techniques et esthétiques. Un jour, en examinant au stéthoscope un malade, j'ai compris que cette distance de proximité devait être la mienne, celle qui transgresse la frontière de l'intime, qui instaure un corps à corps. Et d'autre part j'avais trouvé un film N&B de très haute définition qui me permettrait de me passer d'un moyen ou d'un grand format. Je suis retourné dans des lieux, en 1985, tels celui où j'avais travaillé et ai fait de nouvelles photos de vieillards, ma première vraie série de photographe et d'artiste.
J'ai dû abandonner la médecine car je ne pensais plus à rien d'autre qu'à ces photographies. Je me suis présenté au concours d'entrée de l'Ecole Nationale de la Photographie à Arles et j'ai été reçu. Trois ans qui ont été très enrichissants . C'est une très bonne école. J'y ai mûri mon projet : l'institutionnalisation généralisée de tous les événements de l'existence a transformé la vie des hommes au vingtième siècle. C'est une situation nouvelle permettant une existence institutionnalisée de la naissance à la mort, telle que les hommes ne la connaissaient pas il y a 50 ans. Le monde médical y a pris une part importante en faisant naître et mourir les gens à l'hôpital,mais aussi la crèche, l'école, l'armée, l'usine, la prison, etc... qui organisent un parcours où tous les moments de l'existence sont pris en charge. . C'est le moteur général de mon projet mais non sa seule finalité. Même la télévision occupe l'espace interstitiel de la vie intime
Ensuite j'ai travaillé peu de temps au Centre Régional de Photographie Nord Pas-de-Calais avant d'entrer à l'École des Beaux-arts de Valenciennes comme enseignant/artiste en photographie. J'y suis toujours. Mon parcours a aussi été celui d'expositions et de publications, de livres de photographie. Je me suis partagé entre des expositions dans des lieux réputés et d'autres qui me permettaient de rencontrer des gens qui ne seraient pas allés d'eux-mêmes voir des expositions. J'aime beaucoup les livres de photographie, j'essaie d'acquérir tout ce qui paraît d'intéressant, cela me sert dans mon travail d'artiste et d'enseignant.

2/ Depuis 20 ans, tu poursuis un travail de portraits très homogène, toujours en n&b, au 6x6. Pourquoi une telle obsession du visage en gros plan ? N'as-tu pas des fois envie d'aller saisir des paysages avec de petits personnages au loin ?
Voilà plusieurs questions en fait dont je dois discuter chaque terme. Pour régler les questions techniques, aucune de mes photos de visages n'est faite au 6x6, mais au 24x36 ; Beaucoup de gens ont du mal à me croire mais c'est pourtant ainsi. Pour ce que je voulais faire, photographier des gens souvent allongés dans leur lit en donnant le sentiment de personnes debout, le 6x6 aurait été beaucoup trop inconfortable, encombrant et m'aurait fait perdre de ce corps à corps dont je parlais plus haut. L'idée aussi est que pour moi un négatif contient la potentialité d'une photographie, mais qu'il faut la trouver au tirage. Le cadrage « photographique » se fait à ce moment.
Autre question, celle du portrait. Dans le premier texte écrit par Lamarche-Vadel sur mes photos, il commençait ainsi : « Bien sûr ce ne sont pas des portraits, mais des nus ». C'est une vérité qu'il a su voir tout de suite et qui a toujours été une évidence pour moi. Si on entend par portrait une relation émotionnelle psychologisante, à la recherche d'une intériorité dont les jeux de lumière et d'ombre projetés sur la surface du visage sont l'un des principaux moyens d'expression, alors je ne me situe pas là.
La question du gros plan : ce n'est pas le gros plan pour lui-même, ni une espèce de décision à priori. Comme je le dis plus haut, c'est ma distance aux choses, aux gens, mon rapport au monde. Chaque visage est pour moi un microcosme, et alors, considérant cela, je suis très loin aussi. Mais la question du gros plan est aussi une part de mon projet photographique : sortir cette forme de l'idée expressionniste et émotionnelle qui lui était attribuée pour une modalité plutôt politique . Ce fut une de mes interrogations : le gros plan peut-il être utilisé dans cette perspective ?
Un autre de mes questionnements concerne le rapport au fond, au décors. Je voulais l'évacuer complètement, avec un visage qui fait écran, comme une impossibilité dans notre époque à relier les deux, visages et lieux, comme métaphore d'un déracinement irrémédiable. Une disjonction très productive puisqu'il faut alors scruter les traces sur les visages pour imaginer l'institution où sons les gens. Cet imaginaire me paraît plus puissant que la représentation d'un décor qui renvoie toujours à l'anecdotique. Au contraire ici l'institution apparaît dans son essence, à la fois violente et démocratique.
Au milieu des années 90 jai commencé un autre travail que j'appelle les Anatomies (1993-2000) qui montre des chantiers intérieurs de rénovation de lieux culturels. Les personnages, les ouvriers en fait, y disparaissent presque complètement, ce sont des traces évanescentes, floues. C'est maintenant, d'une autre manière, ce sur quoi je travaille. Ainsi mon projet s'est-il réorganisé sur cette dualité séparée : figure et lieu. Le livre La radicalisation du monde en présente le premier terme.

3/ Pourquoi le choix du n&b et du flash ?
À chaque fois que j'ai essayé de photographier des gens de près en couleur, celle-ci renvoyait immédiatement l'image à des questions de peinture qui ne m'intéressaient pas. Je me sentais plus proche des questions de la sculpture. Je voulais montrer ces visages dans une hyper présence rendue par leur matière et leur totale lumière. Il s'agissait pour moi d'affirmer une présence indubitable de toutes ces personnes dans notre monde, alors qu'ils en étaient à la marge le plus souvent. Il me fallait leur redonner, presque de force, une visibilité que ne pouvait leur donner un monde médiatique aux standards normalisateurs. Le N&B me donnait une matière inégalée surtout avec le film haute définition que j'ai utilisé (je ne me satisfaisais pas de la matière d'un FP4 ou d'un Tri-X). Le flash direct, lui, accentue encore la définition de l'image, c'est technique, et permet aussi d'éviter les jeux d'ombres et de lumières. Voilà, mon propos esthétique avait besoin de trouver sa forme donc des moyens techniques, une distance, un cadrage, etc...

4/ Réalisais-tu toi-même tes tirages ?
Oui, avec ce que j'ai dit plus haut, on peut comprendre qu'il m'était impossible de déléguer puisque j'avais au tirage à trouver ce qu'il y avait de photographique dans les visages présents sur le négatif. Cela ne relève donc pas d'un acte technique mais d'un vrai moment de création en relation avec le vécu des moments de prise de vue et de toutes les rencontres accumulées au cours du projet réalisé. Maintenant, vingt ans après, je ne pourrais pas faire les tirages des vieillards comme à l'époque, d'autres expériences sont intervenues, d'autres savoirs aussi, les matériaux ont aussi changé, etc. Mais il me faudrait tout de même me remettre dans une posture non seulement technique mais de création. En tout cas, la seule oeuvre, c'est le tirage, le négatif n'est qu'un matériau brut à travailler. Certaines séries, comme par exemple nés, n'utilisent qu'un petit fragment du film pour chaque tirage, tout est recadré, ce fut même un principe de travail à l'encontre d'autres attitudes en cours à l'époque.
5/ Avec quels appareils et objectifs travailles-tu ? Es-tu passé au numérique ? Si oui, pourquoi, si non pourquoi !
En ce qui concerne le travail avec les visages, j'ai tout fait avec un 24x36 Olympus OM2 pour plusieurs raisons. D'abord j'ai gagné deux ans de suite, quand j'étais encore médecin, un concours de photo médicale organisé par cette marque de référence dans le monde médical. C'était avec les photos faites pendant mon stage d'interne. Je me suis retrouvé avec deux boitiers et deux optiques 50 mm. J'ai acheté le flash Olympus, très bon. L'avantage de cet appareil c'est de fonctionner en mode TTL au flash : à moins de 50 cm de mes sujets, je n'aurais jamais pu régler correctement l'exposition sans cette fonction. Et ainsi je pensais à autre chose pendant la prise de vue, c'est-à-dire à ce que je faisais avec les gens en face de moi. Aucune photo n'a été faite au téléobjectif, mais toujours de très près.
En fait j'ai maintenant plusieurs appareils de différents formats. Depuis que je travaille en couleur sur d'autres projets que celui des visages, j'affectionne particulièrement l'Hasselblad avec deux optiques qui me permettent à peu près tout : le 60 mm, et le 120 mm macro. Je reste très pris par le format carré. Mais j'ai aussi un 6x9 Fuji, je l'ai acheté pour faire une série de paysages dans la Nièvre. Et j'utilise parfois ma chambre 4x5, folding Linhof et un objectif 150 mm. Chaque projet nécessite pour moi un rendu plastique précis et donc un appareil, un format, des optiques et des films choisis en conséquence. Je ne peux pas prévoir à l'avance. Certains projets, comme celui du Portugal, ont été réalisés avec les trois formats, à la fois en N&B et encouleur selon les lieux que je voulais photographier.
Je ne suis pas passé au numérique, j'ai pourtant essayé. D'abord il n'y a pas d'original sur le plan matériel en numérique, ce qui pour un artiste reste un problème. Ensuite j'ai déjà du très bon matériel argentique, alors pourquoi en changer ? En moyen et grand format, je travaille uniquement en manuel sans pile, c'est une très grande liberté. La matière de l'image numérique est très standardisée forcément, et les modifications informatiques qu'on lui applique ont toujours des effets qui me restent imprévisibles. D'autre part nous n'avons pas de certitude sur la conservation à long terme des fichiers numériques, je parle de 100 ans ou plus. Enfin, quand j'ai un film argentique, je peux le scanner, ce que je fais de plus en plus. J'ai donc avec la même image la possibilité en fonction de mes besoins de travailler dans l'un ou l'autre univers.

6/ Dans notre portfolio, nous avons bousculé tes séries. Pourtant ton travail est très découpé. Peux-tu nous expliquer cette construction et ce titre du livre? La radicalisation du monde?
Le livre en question présente les 22 séries de ce projet des visages dans l'ordre chronologique où elles ont été réalisées. Cela dégage le sens de mon évolution et de la compréhension que j'ai eue de mon travail au fur et à mesure de sa réalisation. Tout autre mise en forme aurait été pour moi une interprétation. Ce n'est pas à moi de la faire, mais je suppose, j'espère que d'autres le feront. C'est d'ailleurs ce qui est proposé ici et c'est bien. Ce travail, c'est aussi un champ où labourer, mais je ne le ferai pas moi-même car je ne suis pas critique d'art ou commissaire d'exposition. Mais c'est ouvert pour cela.
Le titre a déjà provoqué beaucoup de discussions dans la préparation du livre, mais finalement c'est le seul qui convienne vraiment. J'ai sans doute adopté la position des photographes modernes, comme Jeff Wall, pour qui la modernité en art n'est pas à mettre au panier mais à refonder en retournant à l'étude de ses sources. Mais alors, la seule justification de cette refondation ne peut s'ancrer que dans une radicalité du propos. C'est-à-dire au sens primitif, au retour à la racine des choses, à ce qui sort de terre et apparaît pour la première fois. Cette idée est aussi contre celle des racines, donc de la généalogie et du mémoriel. En exergue au livre, je me réfère à Sander, et à sa double exigence de vérité et de transmission. C'est peut-être cela aussi, la radicalisation du monde. Mais c'est aussi une discussion philosophique telle qu'elle est développée dans le texte de Christiane Vollaire dont le titre est devenu celui du livre.

7/ Comment te situes-tu dans la sphère photographique ? Comme un photographe, un artiste utilisant la photographie, un plasticien ?
Je crois qu'on me situe de façon très marginale et en même temps au centre de quelque chose qui ne peut dire son nom. Ce dont je suis sûr, c'est que je suis photographe. À partir d'un certain moment, d'autres m'ont désigné comme artiste, tant mieux. Je pense que c'est le cas, mon projet tel qu'il est réalisé est une oeuvre d'art, mais encore faut-il que le public le formule ainsi. En tout cas cette condition sociale n'était pas prévue dans mon existence. La grande question, c'est la volonté d'art : elle ne me suffit pas en photographie, je m'en remets toujours pour cela à la double posture de Walker Evans : « une volonté d'art dans une conscience aigue du monde ». La photographie plasticienne a ainsi montré ses limites, c'était dans les années 80 un nouveau pictorialisme, et comme au dix-neuvième siècle, ce fut à mon sens une impasse. Je suis donc d'une espèce, photographe documentaire, qui est assez peu prisée au pays du photojournalisme et du réalisme poétique.


8/ Quels sont les photographes qui t'ont influencé ? Et si tu devais citer les 2 plus grands portraitistes de l'histoire de la photo, qui seraient-ils ?
Il faut d'abord bien comprendre que, quand j'ai commencé à photographier, je ne connaissais rien à l'histoire de la photographie. Ce que j'ai entamé au début des années 80 répondait en premier à une question existentielle, à une question esthétique qui dépasse de loin la question de l'art. Ensuite, des photographes m'ont marqué car je cherchais à comprendre ce que je faisais. Nadar, Lewis Carroll, Julia Margaret Cameron, August Sander, Diane Arbus ou Richard Avedon restent des références, mais n'est-ce pas banal ? Dans un autre ordre d'abord des choses, Eugène Atget et sa filiation documentaire américaine restent incontournables et indispensables jusqu'à Lewis Baltz. C'est peut-être l'oeuvre de celui-ci qui a le plus influencé mon attitude et mes goûts en photographie, en tout cas quand j'ai refermé Park City, je n'étais plus le même.
Citer les deux plus grands portraitistes? C'est vraiment difficile après les noms que je viens de citer, auxquels il faudrait ajouter Helmar Lerski.

9 / Arrives-tu à vivre de ta photo ? Vente en galeries, commandes, projets ?
C'est plus complexe qu'il n'y paraît de répondre à cette question. Vivre de ma photo, c'est vivre d'un projet esthétique. Et celui-ci, comme je le revendique à travers la citation de Sander qui ouvre le livre, articule oeuvre d'art et transmission. C'est pour cela que j'enseigne la photographie et en ce sens je vis de ce projet. La répartition entre les deux aspects de cette dualité est variable dans le temps. La photographie a eu une grande vogue à la fin des années 90, maintenant les acheteurs se sont plutôt tournés vers autre chose. Le marché de l'art, pour ce qui concerne son fragment photographique, reste très faible en comparaison de la peinture.
En ce qui concerne les commandes, il est bien évident que j'ai abandonné mon métier de médecin pour réaliser un projet qui me paraissait urgent, indispensable et que j'étais sans doute le seul à pouvoir réaliser. Ce n'était donc pas pour faire les photographies imaginées et commandées par d'autres. Mon principe a donc toujours été clair, ne pas faire de commandes pour gagner ma vie. J'ai écorné ce principe à de rares occasions, quand ça en valait la peine. Dans ce projet des visages, la série Femmes militantes des Balkans (1998-1999) est à l'origine une vraie commande de la revue Transeuropéennes que je n'ai acceptée qu'à la condition de faire mon vrai travail artistique. Je crois que tout le monde s'en est bien porté puisque ce travail a été exposé cinq fois dans les Balkans, et plusieurs fois en France . Un numéro hors série de la revue lui a été consacré. Un autre exemple de commande est celle que j'ai acceptée de la revue l'Architecture d'Aujourd'hui en 1997. Un mois avant l'ouverture du Musée Guggenheim à Bilbao, j'ai pu passer cinq jours sur place et travailler avec du temps. Beaucoup de photographes professionnels venus du monde entier n'y restaient qu'une demi-journée. La revue a publié trente de mes photographies qui constituaient tout le portfolio photographique, à l'exception d'une vue aérienne, et Frank Gehry lui-même a appelé l'Architecture d'Aujourd'hui pour nous remercier d'avoir réalisé la meilleure publication sur sa construction. Voilà deux exemples, il y en a deux ou trois autres depuis 20 ans.
Les projets enfin consistent pour moi en des propositions pour des résidences d'artiste. Je réponds à cette possibilité depuis une dizaine d'années, mais nous revenons là à une modalité qui est celle du projet artistique personnel. C'est par exemple ainsi que j'ai reçu une bourse Villa Medicis Hors-les-Murs en 2001 (au Portugal), ou bien récemment une Allocation de Recherche du Centre National des Arts Plastiques pour un projet aux USA autour de la figure historique de John Brown.


11 - Quels sont tes meilleurs souvenirs de prise de vues ?
Je n'ai pas d'anecdote précise mettant en jeu des personnages connus et qui pourraient intéresser le lecteur. L'un des principes de mon travail des visages repose sur l'anonymat. C'est peut-être en cela aussi que je ne fais pas de portrait : je ne m'intéresse pas aux gens connus, aux célébrités, comme le faisait Nadar par exemple. Je n'ai pas de panthéon personnel, si ce n'est celui de la cohorte des figurants (Didi-Huberman) qui passent dans ce monde. Mon meilleur souvenir de portrait, c'est de m'asseoir à une terrasse parisienne, de regarder les gens qui passent et tous ces visages que je ne photographierai jamais. Un portrait parmi d'autres me reste cependant très cher, celui du photographe Magdi Senadji, décédé en 2003. C'était un ami.

12- Au final à quel moment sens-tu qu'une de tes photographies est réussie : sur le moment ou longtemps après ?
Quand je regardais une planche contact pleine de tous les visages photographiés, certains me sautaient littéralement à la figure. C'est l'effet immédiat. D'autres se révélaient progressivement. Puis je réalisais des petits tirages souvent très soignés et constituais une boîte qui ne me quittait pas. Pendant des semaines, des mois, je regardais ces photos et petit à petit, comme une décantation, restaient en mémoire certaines photos. C'est ainsi que les séries se sont constituées, en schématisant un peu. Donc ça prend du temps.

14 : N'es-tu pas inquiet de l'évolution du métier de photographe et de la baisse des commandes ?
J'ai le privilège, conquis en travaillant beaucoup, de ne pas me préoccuper de ce genre de question. Si je n'en suis pas inquiet personnellement, je vois pourtant combien les multinationales médiatiques combattent le droit d'auteur, cherchent à avoir toutes les images pour rien dans un contexte de redistribution des richesses à leur avantage. Les ouvriers, les petites gens comme disait Orwell, subissent très durement la même chose dans leur travail, notamment dans les pays dits émergents.

15- As-tu quelque chose à ajouter sur "le mystère du portrait photographique" ? Du moins, s'il existe?
Le mystère dont il est question ici, j'appelle cela le point aveugle de mon travail. Quand je m'approchais de quelqu'un, l'oeil gauche dans le viseur de mon 24x36 reflex, très près de lui, de manière très physique, faisant la mise au point en avançant ou reculant mon corps, le déclanchement relevant le miroir de l'appareil, alors j'étais dans le noir, une photo se faisait que je ne voyais pas et dont je ne pourrais garder mémoire. Mais un corps me parlait auquel le mien parlait. Mon « mystère » est là.

Questions à Philippe Bazin, Réponse photo, 2009