Ce sont des prolongements légitimes de la veine qui dans la France de l'autre siècle s'incarne dans le nom d'Alfred Jarry: lorsque l'hallucination visionnaire déshabille l'apparente normalité du quotidien et du commun. Cette mise-à-nu est brutale, mais engendre aussi l'humour et cette voie, aujourd'hui passablement perdue en France, qui a une sonorité âpre et élégante, voix d'un instrument qui très rarement s'emploie pour évoquer la nostalgie, la trompette, ou celle qui accompagne les gigues qui, dit-on, ravissaient les touristes de l'Iowa au début du siècle.
La veine de Jarry, donc de Roussel et de Duchamp, est un chevauchement de genres et de motifs, une confusion rigoureuse de genres (ainsi la pataphysique); surtout un chevauchement de ce qui semble incompatible: instruments de guerre et instruments musicaux, sublime et concours Lépine, logique et absurde, révolte et ironie, patron (c'est-à-dire ready-made) et combinatoire érotique d'éléments (les alexandrins de Roussel, la Broyeuse de chocolat et les Pistons à air, le militarisme et le Grand-Guignol, l'ésotérisme et la Vitrine), mais combinés dans des montagnes où la géométrie reste la trame, ce fond que l'esprit retrouve parmi des hommes déchirés par la guerre dans un pays arrosé d'armes en tous genres et chez un artiste arrière-petit-fils de Jarry qui cherche l'accord là où d'autres ne voient que l'incongru.
Remo Guidieri , Extrait du texte "Parti pris des choses" paru dans "Symétrie de guerre", Michel Aubry et Remo Guidieri, Editions St Opportune, Bruxelles/Galerie Jean-François Dumont, Bordeaux 1997
Les dispositifs romanesques de Michel Aubry par Hugo Lacroix
« Toute pièce de Michel Aubry est mystérieuse. Dès la première rencontre, n’importe quelle de ses installations ou un film de lui, toute forme de son art peut plonger le spectateur dans les délices de l’étonnement. Les mêmes objets apparaissent dans des lieux d’expositions, dans des salles de spectacle, où ils font naitre un sentiment extraordinaire de se trouver piégé dans sa lucidité. Chaque pièce réalisée semble être le morceau d’un monde présentant des points communs avec le monde que nous connaissons, mais devenu tout à fait étrange, au point d’apparaître fragment d’Atlantide – Atlantide de la modernité du XXe siècle, cimetière des héros de l’art moderne – où échantillon d’un cinéma produit sur la planète Mars avec des ingrédients terriens.
Si l’on n’est plus sur de rien, pourquoi la saveur de l’incertitude paraît-elle agréable ? N’insulte-t-elle pas notre lucidité en lui découvrant une faille ? Ce nouveau plaisir ; qui consiste à ne pas tout comprendre d’un coup, d’où vient-il ? C’est que précisément parce qu’il s’adresse à la lucidité comme à l’intelligence, Michel Aubry ne lui tend que des pièges adaptés : plutôt des lacs en soie que des mâchoires en fer. La notion même de "pièce", propre au jargon de l’art contemporain, y perd définitivement ses connotations de boucherie, d’équarrissage. Avec Michel Aubry, il s’agit de pièces à assembler, d’un puzzle qui se dévoile autant en reconstituant qu’en défaisant l’image d’un monde. L’art absolument contemporain de l’installation a hérité quelque chose du bon vieux cinéma moderne : une extrême confiance dans le fait de montrer, un style qui se résume à l’acte de montrer un engagement moral fondé sur le pouvoir de dessiller. […]
Une installation partage avec le cinéma le privilège de construire indéfiniment des mondes émotionnels rivaux de la vraie vie. Des artifices bien choisis suffisent pour camper un monde qui n’est pas sans rapport avec les réalités érigées par l’humanité. Comme le petit enfant avance derrière ses jouets pour agrandir son territoire en les semant partout dans la maison, par la prolifération des objets qu’il a installé dans un quart de siècle, par le pullulement des films, Michel Aubry ne cesse pas de repousser devant lui les frontières de son monde parallèle.»
Extrait du texte Les dispositifs romanesques de Michel Aubry, Hugo Lacroix, Editions Nicolas Chaudun – Marion Meyer Contemporain, 2010, Paris