Stéphane Bérard / Anne Faucheret
"French Connection" black Jack Editions 2008.


Comment penser un engagement sans idéologie, une fiction sans intrigue, un discours sans auteur, un artiste sans oeuvre ? C'est ce que Stéphane Bérard et son double fictif testent, à travers des « propositions extrêmement opératoires de toutes natures »[1] et sur un mode faussement désinvolte.
Voir une oeuvre de Stéphane Bérard, c'est d'abord buter sur une série d'illogismes et de malentendus. L'inventeur de la anti-noise farting valve est-il aussi celui de lieux de cultes polymorphes ? Croit-il vraiment en l'utilité sociale de ses inventions ? Se réjouit-il vraiment de poser avec Sheila devant une caravane ? L'Ecart est-il seulement un film d'aventure ? Les mauvaises blagues ou constats idiots ajoutés à la pauvreté matérielle des objets, des mises en scène ou des jeux d'acteurs brouillent aussi la réception.  Le spectateur hésite entre divertissement ironique, mauvaise qualité artistique, anti-art à la Fluxus ou autre chose, qui lui échappe. L'assemblage conceptuel (ses figures charismatiques ou ses formats) offre une prise aisée avant leur traitement par l'artiste. Des simplifications outrancières et interprétations abusives dessinent, au fil des oeuvres, la figure d'un artiste naïf et raté, dont le parcours égrène les tentatives d'intégration forcée dans la sphère institutionnelle, puis les constats déçus de son exclusion, et enfin, des micro-inventions futiles. De 1993 à 1996, il se fait photographier avec des personnalités du monde de l'art et réalise une vaine Danse de séduction devant galeriste.
Touche à tout, dilettante et entêté, idéaliste, opportuniste et idiot, Stéphane Bérard ne correspond pas vraiment à la vision cristallisée d'un artiste spécialiste et engagé dans la production de plus-value symbolique. La dimension déceptive est trop évidente pour passer inaperçue : très vite, l'auteur présumé apparaît  comme une figure fictive qui, tel que Monsieur Hulot, laisse derrière, et malgré lui, une trainée critique.  Les actions représentées ou performées dans les oeuvres invalident leur titre programmatique. Comment échapper au financement public consiste en l'accumulation et le grattage de tickets de jeux de hasard, tournant en ridicule l'engagement annoncé. L'artiste présenté est le héraut donquichottesque des médiocres. Il confond énonciation et action dans Ce que je fiche, compilation commémorative certifiant son statut d'artiste. Il confond valeur pécuniaire et symbolique dans Bérard consulting (2000), où il met en vente ses services contre un « jugement artistique défaillant ». Mais le double fictif n'est pas le double négatif de Stéphane Bérard. La mécanique fictionnelle lui permet de s'immiscer dans les discours dominants de l'art et de les commenter, mais sans en avoir l'air. En d'autres termes, « de substituer au paradigme de l'oeuvre sens celui d'une oeuvre parodique et expérimentale »[2].
Ses oeuvres sont des dispositifs visuels et langagiers qui imposent au récepteur l'exercice de ses facultés de remémoration, d'extrapolation, d'association, voir d'improvisation. Des Black Panthers à Lawrence Weiner, les références convoquées sont hétéroclites et variées, entre high et low, personnel et collectif, straight et queer : l'extraordinaire circulation des images et des idées inférées évitent toute fixation idéologique. Rite de passage au marché privé (1996) est un mime cheap de la célèbre performance I like America and America likes me[3], à la fois blague et délit d'initié. D'un trait, Stéphane Bérard réduit à néant la fonction de l'artiste chaman et évoque indirectement l'aspiration à quitter la sphère institutionnelle publique et à travailler pour soi, pour survivre. Pêle-mêle, il passe en revue les processus d'intégration de l'artiste dans les circuits institutionnels, le culte de l'artiste promoteur d'une alternative sociale mais aussi l'inscription nécessaire de l'art dans des mécanismes transactionnels, sans néanmoins se positionner de manière claire. Coupe de champagne anti-UV (2002) relève d'un superflu abscons et bourgeois, mais qui serait susceptible de faire l'objet d'une mode lucrative. Ou pas. Chaque oeuvre fonctionne comme un test autonome réglé sur une économie propre. Les stratégies langagières sont multiformes et glissantes, jouant sur la labilité des fonctions de communication, sur différents rapports entre dénonciation et connotation (humoristique, conceptuelle ou poétique) et sur différents degrés de fiction. Arôme de pénis pour préservatif est le nom d'un produit existant et commercialisé. Le calembour d'Inscription dans le social (1995) joue sur l'inversion hiérarchique entre demandeur et bénéficiaire : l'artiste présente sa candidature aux Beaux-Arts d'Avignon comme une bonne oeuvre. En résistance à l'art fonctionne à contrario, puisqu'il critique en définitive l'utilitarisme social de la pratique artistique et de son aspect sacrificiel. Il procède par écarts ponctuels, méthode épuisée dans Le Problème martien [4]. De la parcellisation formelle, thématique, référentielle, méthodologique, résulte la faillite d'un autre principe de l'oeuvre sens : celui de l'auteur assurant la cohérence de l'ensemble. C'est la fin de l' « intention artistique »[5] formulée et monolithique.
Comme le présentait déjà Ambiguity (1997), l'oeuvre de Stéphane Bérard est transformiste, et son engagement face au réel polymorphe. Simultanément, Stéphane Bérard célèbre à nouveau la mort de l'art tout en en donnant la recette. Il sert un métadiscours critique mais échappe à l'impasse de la récupération à travers  l'autodérision et la mécanique fictionnelle. « C'est pas grand-chose une paire de maracas. » [6] : « Tous dépend des stocks-options au travail dans nos PME du sens. » [7]




[1] Extrait de la note imprimée au dos de Ce que je fiche, catalogue de l'exposition de Stéphane Bérard au Centre d'art Le Cain et au Frac PACA, 12.04-21.06.2003. La citation se réfère au projet Azur mobilier Urbain.
[2]
In Johann Defer, Les Protocoles expérimentaux de Stéphane Bérard, éditions La Passe du vent, 2005
[3]
Réalisée par Joseph Beuys en 1974. L'artiste isolé dans une couverture de feutre est transporté de Düsseldorf à la galerie René Block à New York. Il y partage ensuite trois jours dans une cage avec un coyote.
[4]
Roman de Stéphane Bérard, publié en 2002 aux éditions Al Dante.
[5]
In Yves Michaud, La Crise de l'art contemporain : utopie, démocratie et comédie, édition des Presses Universitaires de France, 1997.
[6]
Titre de l'essai de Xavier Boussiron in Ce que je fiche, op. cit.
[7]
« La chose, l'art », entretien avec Jean-Pierre Cornetti et Stéphane, in 02, n° 3, Marseille.


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Stéphane Bérard
Le summum de quelque chose
Jean-Yves Jouannais
Art press n°289 avril 2003


La passion pour l'idiotie est cet insondable mystère qui entraina au suicide John Kennedy Toole parce qu'il ne put faire la farce de sa Conjuration des imbéciles, mystère qui suggéra à René Magritte « le suicide lent » de sa Période vache, mystère qui crucifia à même la plus grande misère Erik Satie et ses Morceaux en forme de poire, mystère qui détruisit Martin Kippenberger au coeur de son oeuvre même, mystère qui poussa Jacques Lizène, à l'âge de vingt-cinq ans, avant de s'autoproclamer « artiste de la médiocrité », à se faire vasectomiser. L'idiotie en art ou l'anecdote d'un homme qui, racontant une blague, constate qu'il ne distrait personne et, sans tergiverser, se supprime. Stéphane Bérard n'est pas l'homme en question, mais son oeuvre ressemble à cette fameuse blague dont personne ne sait quoi faire. Il expose au Frac Paca, à Marseille, et au Cairn, Centre d'art de Digne-les-Bains, du 14 avril au 21 juin 2003.


Il faudrait retrouver et relire la citation de Kafka, choisie par Perec en exergue d'Un homme qui dort : quelques phrases, en forme d'escalier, qui invitent l'artiste à ne pas traquer le monde dans le monde, à attendre à l'écart, c'est à dire dans l'isolement, puis progressivement à cesser de l'attendre, ne plus rien attendre pour qu'enfin le monde vienne de lui même se donner en spectacle devant lui. Principe qui ménage à la fois l'illusion de l'ascétisme et la possibilité de la paresse.
Car Stéphane Bérard est un inventeur nonchalant. Peut-être est-il même l'inventeur de la nonchalance. L'exposition au Frac Paca (Marseille) et à Digne-les-Bains révèle le catalogue de ses autres trouvailles : tracts à la fois modestes et procéduriers, kits d'objets ou de situations, brevets sommaires d'intentions non primordiales, licences de semi-rêves ou certificats de blagues du genre passables. Cela ressemble souvent à l'ombre d'une intuition jetée sur le papier, moins pour convaincre autrui que pour palier l'oubli : Surpantalon pour démineurs ; Tapis de prière de survie ; Costume désinhibiteur « pantoufle line » ; Verre de champagne anti UV ; Bain Moussant camouflage ; canapé anti-sismique ; Aspirateur-diffuseur (lecteur de cd et radio intégrés couvrant le son de l'aspirateur) ; Cartouchière port-traitement ; Bagues-savons ; Sculpture pour dépasser 250 km/h, etc.
Tout se mélange immédiatement. Parce qu'il faut bien qu'une fonction, qu'une évidence d'usage demeure attachée à un objet ou à un mot pour permettre à notre mémoire de revenir vers lui. Or si l'on nous demande  après quelque délai d'évoquer les différents projets industriels de Stéphane Bérard, ce qui nous revient à l'esprit, ce sont plutôt des surpantantalons ou des blagues anti-sismiques, des aspirateurs moussants, des verres de champagne de survie, des canapés pour démineurs, des sculptures de pantoufle, des tapis de prière-savon ou des cartouchières pour dépasser 250 km/h.
C'est également à cette étrange disposition que l'on reconnaît les films de Stéphane Bérard. Je pense à une scène où l'on voit le personnage principal, interprété par Alexandre Gérard, debout, torse nu, sur le pont d'un bateau, se masser le corps avec une pieuvre vivante avant de la balancer à la mer. Ou bien un long plan séquence dans les branches d'un arbre exotique en fleurs. Ou encore, l'image scolarisée, insensée, d'une sorte de scaphandrier sous une chute d'eau souterraine. Et bien, ces scènes se sont délocalisées dès le premier instant. Elles ont glissé de leur film respectif pour circuler au gré d'autres intrigues. Ces scènes, le spectateur les replace ensuite dans chaque film de Bérard. Il en va de même de l'amorce d'une Gymnopédie attaquée au piano, interrompue bientôt, reprise en boucle, tandis qu'une voix (masculine, féminine) répète quelque chose comme : « Ca c'est Satie, là, c'est Satie. » Ritournelle séduisante et frustrante dont je me rappelle q'elle accompagne un générique de fin. Mais de quel film ? Mortinsteinck ? Les Ongles noirs ? Ou bien l'Ecart ? Ce n'est pas tant que ces films soient totalement dépourvus d'intrigue. Ce serait d'ailleurs plutôt le contraire. Il semblerait même qu'un nouveau scénario fasse son apparition dès qu'un personnage entre en scène. Chaque séquence est l'amorce d'une épopée dans un film qui a tout d'une collection de deuils et d'avortements. Libre à chacun d'ailleurs d'y voir de préférence une collection de naissances et d'incipit.


Une science du souvenir
Ce qui est passionnant avec les objets et les images de Stéphane Bérard, c'est qu'ils laissent tout loisir d'étudier comment leurs structures labiles et illogiques perdurent ou se perdent dans nos mémoires. Ce serait d'ailleurs à lui que reviendrait d'inventer, après l'unique et véritable doctrine de la nonchalance, une science inédite et adaptée à l'expertise de ses propres oeuvres. Un corps de connaissance, ayant son objet déterminé et sa méthode propre, qui consisterait à suivre la vie de ses oeuvres dans notre mémoire, une science de la réception des images qui laisserait derrière elle les thèses de David Freedberg sur le Pouvoir des images. Ne serait plus simplement appréhendée la nature des réactions, plus ou mois spectaculaires suivant les contextes, des spectateurs face aux images, mais les conditions de leur réminiscence. Seraient constitués des panels d'individus à qui l'on montrerait en même temps le même film, à qui l'on demanderait de lire le même roman, qui serait soumis à l'écoute d'un même concert. Et puis, au fil des mois, puis des années, ils seraient convoqués en vue d'un long entretien au cours duquel ils rendraient compte, dans le moindre détail, de leur souvenir de l'oeuvre. Et ce souvenir serait étudié non pas comme un rebut de l'expérience esthétique, mais comme un état de celle-ci. Etudier la silhouette changeante d'une oeuvre au fil du temps, avec ses parties qui bientôt se défilent, ses détails qui s'écaillent, ses ambiances qui se simplifient au gré d'une mécanique d'érosion, de fonte et de réduction. Mais s'intéresser également aux réflexes d'enrichissement et de création propres à l'anamnèse, aux phénomène d'extrapolation, d'improvisation et d'interpolation qui font que le souvenir connaît d'autres économies que celle de la perte sèche de la banqueroute annoncée. Cette science, discipline prolongeant le champ propre à l'esthétique, pourrait être comparée à ce que la pharmacocinétique est à la pharmacologie, à savoir une étude relative aux modalités d'action, aux courbes de performance et à la vitesse de disparition de l'expérience esthétique dans notre conscience.


Une science-fiction mallarméenne
Jusque dans son écriture même, l'oeuvre de Stéphane Bérard peut être envisagée, soit comme la mise à l'épreuve de la mémoire par l'art, soit comme le spectacle, la reconstitution de 'par la mémoire.
« Une paroi invisible ne scelle pour toujours, en un tombeau ouvert, par son exécution, l'émoi peu structuré d'un ascenseur en plein roc, et rapide. »[1]

S'agit-il d'une phrase ? Ou bien la tentative de reconstruction mémorielle d'une phrase ? Il semblerait que le Problème martien, de Stéphane Bérard, soit un roman de science-fiction mallarméenne. Un roman de l'espace où le temps, comme chez Mallarmé, n'a pas d'incidence. Il existe un langage poétique indépendant du langage, la syntaxe se soustrait à sa fonction d'armature. Et l'ensemble évoque non pas,  bien sûr, les poèmes mallarméens eux-mêmes, mais la véritable conscience qu'il avait de sa production, de ses 1500 vers qu'il appelait « études en vue de mieux ».
Syntaxe perturbée et passages établis comme aléatoirement, anacoluthes tressées jusqu'en des points incandescents d'incohérence. Tout cela afin que, soumis au fil du temps aux protocoles de notre nouvelle science, l'oeuvre de Stéphane Bérard, son roman comme ses films, retrouve sa logique et sa lisibilité dans l'esprit des lecteurs et des spectateurs. C'est nous qui, en tentant de restituer, avec le recul et la seule aide de notre souvenir,  la matière de ses narrations, les redresserons, les réordonnerons. Très précisément, le Problème martien ou l'Ecart sont des anamorphoses. Selon la définition de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert : « Anamorphose se dit d'une projection monstrueuse ou d'une représentation défigurée de quelque image qui est faite sur un plan et qui est néanmoins, à un certain point de vue, paroi régulière et faite avec des justes proportions. » Une projection monstrueuse donc. Interversion des constituants, motifs et fonctions entrainant à une négation de la lisibilité, une destruction du réel au profit d'un rébus, mais qu'une technique restitue généreusement et dans la fulgurance. Là, c'est la machine anamnestique qui joue le rôle du miroir anamorphotique. Et je crois bien qu'avec le temps c'est un crâne également que l'on découvrira sous cette oeuvre aux apparences nonchalantes et désinvoltes. « Au cataclysme rendant plus propre dame nature, à la planète, une image de spleen, aux volatiles essences névrosées par de l'ultra-violet. »[2]




[1] Le Problème martien, roman éditions al dante, 2002.
[2]
Idem.




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Jean-Marc Chapoulie in Le Journal des Laboratoires d'Aubervilliers 2004-05


L'envie que l'on a tout de suite avec un film de Stéphane Bérard, c'est de le soumettre à la critique cinématographique. De l'exposer tout comme l'a été A bout de souffle en son temps à l'appareil critique cinématographique.

Face à un film réalisé par un artiste, je me suis longtemps demandé si les éléments de théorisation dont nous disposons sur le cinéma en général (de Bazin à Metz en passant par Labarthe) étaient appropriés. J'ai toujours été perplexe, ensuite, sur la place de ces films d'artistes à l'intérieur, ou à la périphérie du cinéma en général. Pour les trois films de Stéphane Bérard Mortinsteinck, L'Écart, et Les Ongles noirs, aucune hésitation possible.
Je dis même que Stéphane Bérard est le seul à faire du cinéma aujourd'hui.
Paradoxe ou exagération ? Disons qu'il est un des seuls à réaliser des films qui ont besoin de spectateurs et encore plus de la critique cinéphile pour exister. La salle pleine et le critique prolixe sont le fait de films qui n' en ont pas besoin. Les films de Cinéma ont déjà leurs spectateurs et leurs critiques en eux-mêmes. Ils viennent fournis avec le film. En kit. Vous avez la pellicule avec l'affiche et aussi avec le spectateur - l'âge, et le nombre à 30 % d'erreur - et la critique du film - mitigée à 50 % entre les bonnes et les mauvaises.
Stéphane Bérard est un artiste qui fait des films. Ils sont plusieurs artistes à occuper ce terrain de la fiction ou du documentaire aux coté des autres réalisateurs. Valérie Jouve avec Grand littoral et Ariane Michel avec Après les pluies
renouvellent, par exemple, le genre documentaire. Elles le nourrissent d'expériences autres. Ces deux films ouvrent des esthétiques différentes à ce genre fortement piloté par l'esthétique de l'entertainment télévisuel. Ces deux films par exemple sont la preuve de l'existence d'un documentaire contemporain. De son côté, Stéphane Bérard « fait preuve » de Cinéma avec ses trois films. Je vais donc jouer ce rôle de critique pour essayer d'apporter cette « preuve de cinéma ». Mais cela ne consiste pas en une simple présentation de fait. La preuve est un raisonnement.
Reprenons tout au début. Stéphane Bérard artiste, écrivain, musicien et cinéaste, a le respectueux désir de solliciter les « choses telles qu'elles sont » pour reprendre l'expression de Rohmer au sujet d'Isou. Filmer les choses telles qu'elles sont est un constat réjouissant de prendre la matière du quotidien, sa femme Nathalie Quintane, ses amis Alexandre Gérard, Xavier Boussiron, Jean Yves Jouannais, sa maison dans les Alpes, ses parents, sa moto, sa montagne, son vélo, ses voyages pour ravitailler le film. Rohmer parlait de Traité de bave et d'éternité d'Isidor Isou comme « une inquiétude... tout ayant été détruit ou mis en question, il ne restât à l'art rien dont il fit sa substance ». Constat passablement conservateur. Pour Bérard prendre les choses telles qu'elles sont n'est plus une inquiétude mais au contraire un acte libre de filmer ses alentours comme une semence noble de son art. Son quotidien est la substance de ces films, comme le studio et les stars sont la substance d'un film hollywoodien. Nathalie Quintane est son Ava Gardner, Alexandre Gérard son Bébel le magnifique, sa planche de skate-board son cheval pur-sang, sa Fiat Régata sa Cadillac décapotable, sa vallée des Alpes son Grand Canyon. Tout n'est que fonctionnalité équivalente. Chaque personnage ou chaque lieu des films de Bérard sont exprimés dans leur plus simple représentation, simplifiée en une fonction. Pureté et simplicité. Les personnages sont le beau mec, le méchant, la belle blonde (avec perruque), le légionnaire, le videur de boîte de nuit, l' artiste, la mère, sa femme, l'émigré Roumaine, l'infirmière... Les lieux sont aussi limités en des fonctions. La montagne est faite pour la marche et la varappe, le ciel est habité par des avions, des hélicoptères, ou des parachutistes. Tous les éléments, personnages et décors, matérialisent l' idée d'une pratique concrète. La forme fonctionnelle est soulignée par une position (le légionnaire a un casque, la mère est dans la cuisine, le médecin porte une blouse blanche), et par une action (l'infirmière fait des piqûres, le musicien de la musique, le légionnaire la guerre). Stéphane Bérard élimine tout ce qui ne s'y rapporte pas. Il travaille la netteté, une infirmière fait des piqûres et rien que des piqûres. Rigueur qui le pousse à utiliser la séquence de l'infirmière dans deux films différents quand c'est nécessaire de faire une piqûre au héros. Là ça commence à devenir vraiment intéressant, chaque séquence par sa fonction devient une pièce du puzzle. La pièce infirmière est utilisée dans deux puzzles différents. Mais il y a aussi la pièce ciel, la pièce hélicoptère, la pièce ma femme (Nathalie Quintane), la pièce le héros (Alexandre Gérard), la pièce DJ Philippe, la pièce voyage en Amérique. Comme pour l'infirmière toutes les pièces sont interchangeables d'un film à l'autre. Ces trois films ne font en fait qu'un seul puzzle. La première caractéristique des films de Stéphane Bérard est donc de caractériser, de modéliser à l'extrême les personnages et les paysages en les réduisant à des fonctions, c'est-à-dire à des charges et des actions minimales dont ils doivent s'acquitter pour exister dans le film. Les films de Bérard ne sont pas des films parodiques mais des films topiques. Stéphane Bérard plie les films Hollywoodiens à ses schèmes. Il les presse comme des citrons, aussi fort que possible, il évacue le jus et garde la peau tannée du fruit comme mémoire du geste et comme représentation non pas d'une forme mais d'un mouvement intérieur. Devant le film L'Écart nous sommes devant L'homme de Rio ou Le Magnifique. Face à Mortinsteink, nous sommes face à Fitzcarraldo. Pour Les Ongles noirs, nous sommes devant Candy Montain. Attention je ne dis pas que nous voyons des copies ou même des contrefaçons de ces films. Les films de Stéphane Bérard dégagent la ligne générale du genre cinématographique. Le film d'Aventure pour L'Écart, le film de Guerre pour Mortinsteink, le film « Culturel » pour Les Ongles noirs. Les films sont en représentions, ils sont de sortie dans une grande soirée hollywoodienne. Avec leurs moyens de fortune, l'environnement quotidien, les acteurs copains ; les films se montrent à leur avantage, se font valoir comme des grands, des vrais films de cinéma. La grande leçon de cinéma proposée par Stéphane Bérard est de présenter l'action de faire des films, c'est-à-dire faire du cinéma comme l'équivalent de faire un jeu à plusieurs copains dans une cour d'école. Par exemple, jouer aux Gendarmes et aux Voleurs. C'est ce jeu pratiqué dans Mortinsteink, Alexandre Gérard étant le voleur (tueur), il se réfugie chez les légionnaires (sous le préau, zone libre des voleurs) pour échapper aux gendarmes qui le guettent à la sortie de cette zone. Sous ce préau, le voleur rencontre le formateur, le maître du jeu (Bérard) et sa femme (Quintane). Sous ce préau (décor de montagne) ils décident tous les trois de jouer à Chat perché. Une nouvelle règle qui prolonge la première ; il ne faut pas se faire attraper. À chat perché, il faut s'élever, grimper, descendre et remonter pour être sauvé. Mortinsteink est ce jeu de chat et de souris avec des mouvements de saut et de sursaut tout au long du film. L'Écart, de son côté est comparable au Jeu de l'oie. La case départ est « l'aventure », puis il y a la case rencontre amoureuse, la case je fais de la moto, la case je fais de la musique avec ma moto pour l'épater, la case séparation amoureuse, la case je pars en bateau pour la retrouver, la case vous tombez à l'eau retour à la case départ, la case vacances en Martinique, la case tourisme en Thaïlande, la case je fais du billard français en Thaïlande, la dernière case étant le Happy End : vous épousez votre Roumaine, en Roumanie. Les Ongles noirs c'est Un, Deux, Trois Soleil. Stéphane Bérard, face au mur, se retourne pour nous livrer des bribes d'images hétérogènes. Vision fortement elliptique du jeu, chaque fois qu'il se retourne pour retrouver ses camarades de jeu dans la même position, il ne voit qu'une image changée, manipulée. Toutes les images originales du premier tableau du jeu se sont transformées sans qu'on les ait vues bouger.
Cette manipulation d'image sera développée un peu plus tard. Cette démonstration de cinéma comme un jeu de cour d'école est la mise en évidence d'une règle essentielle de cet art qui est " faire comme si ". Nathalie Quintane fait comme si elle était la femme du commandant, qui lui-même (Stéphane Bérard) fait comme s'il était le mari légionnaire, la mère fait comme si elle était la mère d'Alexandre Gérard qui fait comme s'il était son fils, tueur en cavale. Tout cela n'est simplement que ce que nous pratiquons dans les cours d'écoles primaires depuis toujours. La tribu de Bérard prolonge le "Si j'étais le gendarme et si tu étais le voleur". Jeu de rôles. Jeu à faire comme si. Jean André Fieschi à fait un très beau film sur Jean Rouch intitulé Mosso Mosso, qui peut être traduit par On fait comme si. Il ne fait que décrire cette pratique -tradition africaine - appliquée par Rouch dans ses propres films... Pour conclure cette première partie, je peux donc dire que les films de Stéphane Bérard nous montrent des rites de possession. Ils traitent l'image en mouvement d'un rituel régressif, un retour sur ses abîmes, sur son gouffre tripaille, ses affres qui bavent, d' un blanc sale de leur image...

L'autre lien avec Rouch est de se montrer comme un fidèle mainteneur de la tradition orale en tant que forme spécifique d'expression populaire. C'est le deuxième point que je voudrais aborder maintenant. Les films de Stéphane Bérard s'inscrivent aussi dans une volonté de rupture narrative. Par leur disloquement en une multitude de pièces de puzzle, traité plus haut (que l' on pourrait assimiler à une forme de Cut up), mais aussi par une volonté de contester les formes de récit et de littérature appliqués au cinéma. Stéphane Bérard crée une ouvre cinématographique orale. Tous les événements sont racontés et non directement présentés comme dans l'action théâtrale. Pour être plus précis, les acteurs se racontent l'histoire (et nous la transmettent) en la jouant. Le film est composé en parlant. Et l'action est composée en marchant. Il peut s'agir d'improvisation. Mais la forme générale de composition est plus proche de la poésie sonore, autre lien indirect avec le lettriste Isou. Il n'y a aucune justesse de ton dans l'interprétation des acteurs, il n'y a que des couacs dans leurs dictions. Nous n'assistons pas à du maniérisme (tout comme pour l'image « mal foutue »), mais une volonté directe de prendre les sons tels qu'ils sont. Chaque film est reçu comme une combinaison sonore hétérogène. Un ensemble de sons perçus indifféremment, de la voix à la musique, aux bruits du quotidien. Stéphane Bérard exerce une critique du fait visuel en produisant l'éclatement du domaine sonore et des langages écrits par effet de jeu de dominos. Par exemple une sonnerie de téléphone est faite hors champ pendant le tournage par le bruit de bouche du caméraman. Cette sonnerie à haute voix d'un caméraman s'improvisant bruiteur ne peut être perçue que comme un ralliement joyeux du Cinéma. Et par enchaînement comme un effet burlesque du scénariste. Le scénario est composé en parlant à haute voix. Dring, Dring, Dring étant la forme écrite du son, elle devient une réplique orale dans le film. Des effets sonores sont aussi produits au montage. Les indications pour l'opération de traquenard du policier se font directement en commentant l'image elle-même (dans la salle de montage) de la scène pour donner le sentiment que le son est réalisé en direct par un talkie-walkie. Cet exemple touche le coeur du film. Il en est son principe général, sa diégèse. La séquence avec le policier et la femme de ménage dans Les Ongles noirs est une scène documentaire tournée aux Etats-Unis, peut-être lors de vacances. L'image est en plongée, on imagine qu'elle a été prise d'une chambre d'hôtel. Cette caméra subjective observe, plutôt vole une saynète anodine. Une femme fait le ménage sur un trottoir, un policier de l'autre côté d'un grillage surveille un parking de voiture, et vient à sa rencontre pour discuter. Dans le film, cette scène réelle devient une scène fictionnelle pour piéger un pervers (le policier). Les deux personnages se transforment en acteur du film par l'effet de la voix-off.

Les trois films de Stéphane Bérard utilisent ces manipulations d'images pour fabriquer des histoires inventées avec des faits réels, avec des images documentaires. Des images de voyages, des images de tourismes, des images de copains, des images de beuveries entre copains, des images de concert, bref des images de films amateurs de famille qui comme pour un album photo suivent et captent les événements de la vie. Toutes ces images utilisées sont des images de la sphère privée parfois de l'ordre de l'intime détournées à d'autres fins. Elles sont déroutées de la réalité pour dégager leur potentiel fictionnel. Car toute image a, en elle, une fiction qui se cache.
C'est en partant de ce constat que Stéphane Bérard construit ses films. Il part de ses films personnels et les rend publics en en modifiant le statut par un glissement sémantique, il en bouleverse l'ensemble des effets de sens. Nous assistons donc à une opération de transformation, à un travestissement de l'image. Stéphane Bérard ne croit pas que l'image est fixe et distincte, comme certains l'admettent entre le documentaire et la fiction, mais variable et susceptible de se transformer de l'un en l'autre. L'image n'est pas immuable, elle se modifie comme un transformiste d'un genre en autre, d'un homme en femme.
Prenons un autre exemple, car ces intrusions d'images de nature documentaire dans les films de Bérard peuvent avoir plusieurs conséquences. Prenons la séquence du feu de forêt qui est précédée dans le film par l'image du héros allumant ce feu (L'écart). Nous assistons à un renversement de la causalité. Au tournage ce sont des images de feux de forêt filmées par hasard, et qui sont de la catégorie des images volées, qui déclenchent (qui sont la cause) le tournage des images du héros allumant un feu. L'ordre du tournage des deux plans est l'inverse de l'ordre du montage de ces mêmes plans. Dans le film, on voit les images du déclenchement du feu avant. Le héros du film devient le pyromane d'un feu réel avec lequel il n'a pourtant aucune responsabilité en dehors du film. Ce montage des deux plans dans cet ordre est la preuve d'un délit, et aussi le déclenchement d'une dramaturgie fictionnelle pour le film. Le feu de forêt est la conséquence d'une action condamnable du héros.

Stéphane Bérard compose donc ses films à l'envers. Autrement dit, l'auteur de L'Écart, Mortinsteink et des Ongles noirs fait le chemin inverse de celui qu'il impose à ses spectateurs.

Composer les films à l'envers est le grand système de création de Bérard, la loi organique des films, son système solaire. Stéphane Bérard part d'un nombre de faits captés en image au cours de sa vie, des images qualifiées plus haut d'images de familles, et à partir de ces images, il en invente et en ordonne les causes. Pour cela il utilise plusieurs subterfuges. Le son off (vu précédemment), mais surtout il tourne des scènes complémentaires en relation d'implication avec les scènes des films de famille. Autre conséquence, les films ne seront plus jamais, irrémédiablement plus, des films de famille. La mécanique fictionnelle ainsi créée est l'élément cinématographique le plus marquant de la diégétique Bérard.
Il fait des films antidatés. Tricherie? Non, juste une manière de redonner un coup de jeunesse à l'image. De repousser sa date de péremption de quelques jours. Toutes ses impostures sont basées sur le montage et le champ contrechamp. Un inconnu filmé dans la rue montant dans une voiture devient le DJ Philippe (champ) et dans le plan suivant le conducteur (Xavier Boussiron) lui donne la réplique (contre champ) ; nous n'aurons jamais les deux personnages ensemble dans le même plan. Avoir filmé cet inconnu pour lui faire jouer le rôle de Philippe, c'est se mettre toujours à l'affût du « hasard ». C'est penser le cinéma comme Mallarmé pense la poésie. Et être dans cette recherche toujours miraculeuse de capter la cause fictive qui arrive sans raison apparente ou explicable dans un film. Voici une définition du cinéma donnée par Stéphane Bérard.

Avec cette approche du hasard, je vais aborder le troisième et dernier point de cette démonstration qui établit la « preuve » du cinéma!
Sur ce point-là, Stéphane Bérard est dans la grande continuité romantique du XIXe siècle. André Breton est le fils spirituel de Fourier, Stéphane Bérard pourrait être celui de Mallarmé. Le Romantisme a encore réponse à tout pour beaucoup de nos contemporains. Seulement les structures modernes de l' information poussent Stéphane Bérard à chercher ce « hasard » dans une image volée de type caméras de surveillance, dans une image de feu de forêt de type caméscope de famille, ou dans une image de télévision. Il cherche le désordre de la vie dans les documents actuels pour mieux manifester la radiation même de l'image, l'imprévu. Où est l'imprévu ? Stéphane Bérard fait de cette question son principe, son point de départ. Pour cet artiste, le film est un instrument du hasard. Il crée des rencontres accidentelles qui ressemblent à des rencontres intentionnelles. Le feu filmé par hasard devient un acte pyromane de l'acteur, intentionnel. L'involontaire - un inconnu descend un escalator - simule le volontaire :« Envoie Hervé sur l' escalator » en voix-off et l'inconnu descend. Les images antidatées produisent continuellement des effets de hasard. Les images de foule, dans la rue, des supporters de football français après la victoire à la coupe du monde de 2002 de leur équipe, deviennent une manifestation politique après un coup d'état. L'interférence entre ces actions humaines indépendantes les unes des autres, donne ce résultat fortuit.
Stéphane Bérard utilise des images documentaires car la notion de hasard dans les films de fiction est assez paradoxale. La mission principale des films de fiction étant de faire croire à la destinée hasardeuse des acteurs. C'est-à-dire de faire croire qu'il n'y a pas de scénario pré-établi. La pire chose étant de connaître la finalité de l'action. Les films de fictions jouent sur la notion de hasard avant tout comme la traduction de ce qui n'était pas prévu. Les rares choses qui généralement sont donc considérées de l' ordre du hasard dans un film de fiction sont la mort d'un acteur, un phénomène politique, climatique, une catastrophe remettant en cause le scénario. L'industrie de fiction prêche donc la maîtrise de la notion du hasard dans le scénario tout en la bannissant dans la production du film lui-même. Dans les films de Stéphane Bérard, nous assistons à une utilisation beaucoup plus raffinée de cette notion. Il s'intéresse justement à la production du hasard pendant le tournage. Il se comporte tel un photographe-paratonnerre. Un avion qui passe derrière les acteurs dans une scène de montagne engendre une scène de crash d'un avion dans le plan suivant. En fait, les hasards rencontrés pendant le tournage nourrissent le film de nouvelles scènes : toujours le principe du film conçu à l' envers, le scénario pouvant être écrit une fois le film monté, le principe du poème « Le Corbeau » d'Edgar Poe. Le Principe de construire les films à l'envers produit un hasard qui « se comporte comme s'il avait une intention » (Bergson). Voilà une autre preuve du cinéma de Bérard. Le système mis en place donne ce sentiment de « hasard programmé ».
Autre utilisation des effets du hasard avec le montage. Le montage créé les rencontres entre scènes imprévues, mais chaque action accomplie en vue d'une fin produit accessoirement des effets qui ne sont pas compris dans sa fin. Par exemple, l'image de Rambo l'acteur de film de guerre est l'effet non voulu de filmer l'homme Stallone au festival de Deauville. Dans cette séquence nous assistons à un accident visuel. Nous voyons Rambo à la place de Stallone. Acceptation de la définition d'Aristote qui rapproche le mot hasard de celui d'accident. Mais ce qui régit le film dans l'univers du hasard, c'est cette nécessité mécanique de créer dans tous les films des scènes de fiction aux causes insignifiantes mais qui produisent des effets incalculables. Les deux premiers films sont écrits sur ce schéma. Le premier est l'histoire d'une rupture amoureuse qui entraîne le héros autour du monde pour la retrouver. Dans le deuxième, Mortinsteink, le meurtre accidentel d' un videur entraîne la fuite du héros dans la montagne. Comme l'étranger de Camus, il n'est pas maître de son destin. Une bousculade de l'épaule avec une femme dans la rue (dans le premier plan), produit des effets incalculables : la mort du videur puis la cavale du meurtrier dans la montagne. On pourrait ainsi multiplier les exemples de production de « hasard » dans les films de Stéphane Bérard tant tous les éléments s' enchaînent avec le sentiment de confusion propre aux expériences aléatoires.
Le Hasard est le bras armé du réalisateur. Les films de Bérard sont des mondes anarchiques, où les phénomènes se succèdent au gré de leur caprice, mais ils sont objectivés par la volonté du réalisateur. Par le montage entre autres, et par la nature des images elle même (notamment par ces images dites de famille), Stéphane Bérard ne fait « qu'objectiver l'état d'âme de celui (le spectateur) qui se serait attendu à l'une des deux espèce d'ordre, et qui rencontre l'autre. » (H.Bergson, L'Évolution créatrice).
L'effet produit par les films est comparable à une fulgurance. Tout à coup, on voit une image qui ne se rattache à rien d'antérieur. Les plans se succèdent tels « le chant jaillit de source innée : antérieure à un concept. Quelle foudre d'instinct renfermer, simplement la vie, vierge en sa synthèse et loin illuminant tout » (Mallarmé). Le temps des films ne dure qu' en inventant. Stéphane Bérard, en utilisant le hasard comme le propulseur de ces films, met en question la nature même de l'art : vision ou fabrication ?
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Stéphane Bérard est donc un artiste plasticien qui développe des projets dans des dessins et maquettes et qui dans le cas qui nous intéresse fait du cinéma. On pourrait redéfinir éternellement ce mot pour savoir ce qu'est du cinéma, dans le cas des films de Bérard, aucune hésitation possible ; les problèmes qu'il prétend résoudre sont d'ordre cinématographique.
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Mais le plus important dans les films de Bérard est cette inscription involontaire dans un mouvement d'avant garde, en remettant en question les formes du langage et la hiérarchie des valeurs établies. Car le postulat fondamental est que l'art est un phénomène de langage, et n'est que ça. Pour le cinéma, l'appareil critique l'a trop systématiquement installé dans le domaine de la littérature, et trop durablement, le phénomène persiste ! C' est contre cette persistance que les films de Stéphane Bérard s'inscrivent dans l'Oralité.
Ils se composent en parlant, une sorte de parole enregistrée, entre la conversation de bistrot et le conte (africain). Ce n'est pas plausible. L' histoire est aussi « mal foutue » que l'image de cette histoire. Stéphane Bérard envisage la fiction comme une fiction qui s'énonce comme telle et qui semble se démonter elle-même pour manifester le Rien.

Il n'y a donc aucun fait à rapporter de ces films car les éléments (narratif, de dramaturgie, psychologique.) sont le Rien. Il n'y a qu'un raisonnement intuitif de l'image qui est simplement le moyen pour Bérard d' organiser « le hasard » dans ces films. Stéphane Bérard est conscient que le hasard « pur » pris comme tel ne donne rien d'intéressant, il serait naïf de compter sur lui. Stéphane Bérard utilise donc ce principe des plans antidatés pour organiser très précisément ce qui engendrera le hasard. Il fait croire l'inverse, bien sûr. Il montre l'inverse au spectateur. Les trois films ne font que révéler un peu plus la mécanique du cinéma. Car Stéphane Bérard est conscient que les films se conçoivent à l'envers. Le deuxième aspect et l'ultime preuve de son cinéma est de se présenter comme une vaste phrase, une unique phrase musicale. De donner à l'oeil une partition. C'est-à-dire d'envisager le film comme Mallarmé envisageait le poème en une musique. En ces termes « Au fond, des estampes : je crois que toute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le modeler sur l'objet qu' elle vise et reproduire, jetée à nu, immédiatement, comme jaillie en l' esprit, un peu l'attitude de cet objet. La littérature fait ainsi sa preuve : pas d'autre raison d'écrire sur du papier. » Le cinéma de Stéphane Bérard fait ainsi sa preuve, pas d'autre raison de filmer.